Yves Le Fur – Peintures en leporello

J’ai découvert pour la première fois les albums en accordéon dits aussi « leporello » en 2015 à Tokyo au magasin Itoya de Ginza mais surtout des encres aux nuances extraordinaires, destinées à remplir les stylos dans de beaux flacons en verre épais.

Point besoin pourtant d’aller chercher aussi loin. Je sus par la suite que ces formats étaient évidemment anciens et tirent leur nom de Leporello, valet de Don Juan, présentant à Donna Elvira la longue liste des conquêtes de son maître, pliée en accordéon, dans le premier acte de l'opéra Don Giovanni de Mozart.

Ils me donnèrent d’abord des idées figuratives, mais très vite, me laissèrent aller à des successions de sensation de couleurs. Au New Otani hôtel, les heures d’attente entre les rendez-vous me laissèrent le loisir, devant le parc enneigé, puis la nuit, de déployer sur la longue tablette de la chambre, un retour à ma très chère peinture depuis trop longtemps abandonnée.

À la différence de la feuille unique tributaire des règles du format rectangulaire de la fenêtre dite d’Alberti, la succession des feuilles incitait à ne pas s’obliger à la perspective, à passer d’un registre plastique à un autre, d’une technique à une autre.

Le leporello suggère ainsi des enchaînements, à l’instar d’un synopsis de film, d’un codex, introduit dans la peinture une temporalité. À l’horizontale, il s’apparente au récit, au linéaire d’un début et d’une fin, à la verticale aux conventions haut et bas, de la gravité. Il peut être disposé entièrement à plat ou se laisser « feuilleter » comme un livre et le regard se perdre dans le détail ou profiter de structures d’ensemble.

Facile à emmener dans les sacs de voyage, la pratique nomade s’en tint d’abord à la boîte d’aquarelles puis s’alourdit des gouaches, de pastels légers et de ces encres magnifiques (et chères) hélas trop souvent confisquées aux contrôles des aéroports (sauf une fois grâce à un douanier aquarelliste). Le « mauvais » papier épais des albums absorbait sans pitié ce que le « bon » papier aquarelle aurait fidèlement rendu. Il fallait recommencer sans relâche le travail disparu de la veille. Une sorte de papier buvard dit quelqu’un, légèrement méprisant. Au contraire il offrait aux encres des surprises, des jeux de nature « non faits de main d’homme ».

Je continue pourtant avec ce format et ces papiers chiffons. Il m’ouvre sur des micro-mondes de sang et de chairs bouillonnants ou de larges horizons de mers déchaînées, des courants et des brisants, des nuages ou des veines, des cartes et des vues d’oiseau se transformant en réticulations liquides, des lueurs ou d’insondables obscurités. Il permet de passer d’une vision très proche à de vagues lointains, d’accoler de roses délices au plus verts glauques.

Dans ces ambiguïtés et va-et-vient, souhaite s’exprimer une vitalité nerveuse du monde parfois liée en rivières et en écueils, en souffles et en stases, heurts et fluidités comme dans toutes nos vies.

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